Le regard de Marivaux
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Marivaux reprend à son compte les modèles de la comédie classique, mais en leur donnant une profondeur psychologique inédite. Dans Le Jeu de l'amour et du hasard, la jeune Silvia ne veut pas être mariée, mais se marier. C'est pourquoi elle s'interroge sur son futur fiancé. Sera-t-il ce qu'il paraît ?
Les hommes ne se contrefont-ils pas ? Surtout quand ils ont de l'esprit, n'en ai-je pas vu moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures gens du monde ? C'est la douceur, la raison, l'enjouement même, il n'y a pas jusqu'à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu'on leur trouve. Monsieur un tel a l'air d'un galant homme, d'un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d'Ergaste : aussi l'est-il, répondait-on, je l'ai répondu moi-même, sa physionomie ne vous ment pas d'un mot ; oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d'heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l'effroi de toute une maison. Ergaste s'est marié, sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu'il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n'est qu'un masque qu'il prend au sortir de chez lui.
Source : Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730 (extrait)