La Chartreuse de Parme, de Stendhal (extrait) : Fabrice à Waterloo
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C'est la bataille de Waterloo. Fabrice, le héros de La Chartreuse de Parme, imagine des combats à la hauteur de ses rêves de gloire. De cette bataille, il ne vivra pourtant que des épisodes furtifs ou tragicomiques, comme si l'événement historique échappait à celui qui le vit.
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l'escorte, sortant d'un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près de lui : il tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux ; le général lui- même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetés par terre : trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrième criait : « Tirez-moi de dessous. » Le maréchal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui, s'appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas ; il cherchait à s'éloigner de son cheval qui se débattait renversé par terre et lançait des coups de pied furibonds.
Le maréchal des logis s'approcha de Fabrice. À ce moment notre héros entendit dire derrière lui et tout près de son oreille : « C'est le seul qui puisse encore galoper. » Il se sentit saisir les pieds ; on les élevait en même temps qu'on lui soutenait le corps par-dessous les bras ; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu'à terre, où il tomba assis.
L'aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride ; le général, aidé par le maréchal des logis, monta et partit au galop ; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après eux en criant : « Ladri ! ladri ! » (« voleurs ! voleurs! »). Il était plaisant de courir après des voleurs au milieu d'un champ de bataille.
Source : Stendhal, La Chartreuse de Parme, livre I, chap. 3, 1839 (extrait)