Les Lettres persanes, de Montesquieu (extrait)
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Le pouvoir, la religion, la justice, les rapports entre hommes et femmes... C'est à une véritable radiographie de la société de l'époque que se livrent les 2 protagonistes des Lettres persanes. Ici l'évocation d'un tribunal.
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J'allai l'autre jour dans le lieu où se rend la justice. Avant que d'y d'arriver, il faut passer sous les armes d'un nombre infini de jeunes marchandes, qui vous appellent d'une voix trompeuse. Ce spectacle d'abord est assez riant ; mais il devient lugubre lorsqu'on entre dans les grandes salles, où l'on ne voit que des gens dont l'habit est encore plus grave que la figure. Enfin on entre dans le lieu sacré où se révèlent tous les secrets des familles, et où les actions les plus cachées sont misent au grand jour.
Là, une fille modeste vient avouer les tourments d'une virginité trop longtemps gardée, ses combats, et sa douloureuse résistance : elle est si peu fière de sa victoire, qu'elle menace toujours d'une défaite prochaine ; et pour que son père n'ignore plus ses besoins, elle les expose à tout le peuple.
Une femme effrontée vient ensuite exposer les outrages qu'elle a faits à son époux, comme une raison d'en être séparée.
Avec une modestie pareille, une autre vient dire qu'elle est lasse de porter le titre de femme sans en jouir : elle vient révéler les mystères cachés dans la nuit du mariage ; elle veut qu'on la livre aux regards des experts les plus habiles, et qu'une sentence la rétablisse dans tous les droits de la virginité. Il y en a même qui osent défier leurs maris, et leur demander en public un combat que les témoins rendent si difficile : épreuve aussi flétrissante pour la femme qui la soutient que pour le mari qui y succombe.
Un nombre infini de filles ravies ou séduites font les hommes beaucoup plus mauvais qu'ils ne le sont. L'amour fait retentir ce tribunal : on y entend parler que des pères irrités, des filles abusées, d'amants infidèles, et de maris chagrins.
Par la loi qui y est observée, tout enfant né pendant le mariage est censé être au mari : il a beau avoir de bonnes raisons pour ne le pas croire ; la loi le croit pour lui, et le soulage de l'examen et des scrupules.
Dans ce tribunal, on prend les voix à la majeure; mais on a reconnu par expérience qu'il vaudrait mieux les recueillir à la mineure : et cela est bien naturel ; car il y a très peu d'esprits justes, et tout le monde convient qu'il y en a une infinité de faux.
À Paris, le 1er de la lune de Gemmadi 2, 1715.
Source : Montesquieu, Les Lettres persanes, LXXXVII, 1721 (extrait)