Le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier (extrait)
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Dans Le Capitaine Fracasse (1863), Théophile Gautier reprend les thèmes du Roman comique de Scarron. Au 17e siècle, un noble ruiné, le baron de Sigognac, se joint à une troupe de comédiens ambulants. Il montera lui aussi sur les planches, sous le nom de Capitaine Fracasse.
Lorsque Scapin eut dit, Sigognac fit signe de la main qu’il voulait parler. Une légère rougeur, dernière bouffée envoyée du cœur aux joues par l’orgueil nobiliaire, colorait son visage pâle ordinairement, même sous l’âpre morsure de la bise. Les comédiens restèrent silencieux et dans l’attente.
« Si je n’ai pas le talent de ce pauvre Matamore, j’en ai presque la maigreur. Je prendrai son emploi et le remplacerai de mon mieux. Je suis votre camarade et veux l’être tout à fait. Aussi bien j’ai honte d’avoir profité de votre bonne fortune et de vous être inutile en l’adversité. D’ailleurs, qui se soucie des Sigognac au monde ? Mon manoir croule en ruine sur la tombe de mes aïeux. L’oubli recouvre mon nom jadis glorieux, et le lierre efface mon blason sur mon porche désert. Peut-être un jour les trois cigognes secoueront-elles joyeusement leurs ailes argentées et la vie reviendra-t-elle avec le bonheur à cette triste masure où se consumait ma jeunesse sans espoir. En attendant, vous qui m’avez tendu la main pour sortir de ce caveau, acceptez-moi franchement pour l’un des vôtres. Je ne m’appelle plus Sigognac. »
Isabelle posa sa main sur le bras du Baron comme pour l’interrompre ; mais Sigognac ne prit pas garde à l’air suppliant de la jeune fille et il continua : « Je plie mon titre de baron et le mets au fond de mon portemanteau, comme un vêtement qui n’est plus de mise. Ne me le donnez plus. Nous verrons si, déguisé de la sorte, je serai reconnu par le malheur. Donc je succède à Matamore et prends pour nom de guerre : le Capitaine Fracasse !
– Vive le Capitaine Fracasse ! s’écria toute la troupe en signe d’acceptation, que les applaudissements le suivent partout ! »
Source : Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, VII, 1863 (extrait)