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Phèdre, de Jean Racine (extrait) : « Mon mal vient de plus loin »

Au début de la pièce, alors qu'elle croit son époux Thésée disparu, Phèdre avoue sa souffrance à Œnone, sa nourrice et confidente: elle éprouve un amour incestueux pour son beau-fils Hippolyte. Dans ce monologue, Phèdre se montre victime de forces qui la dépassent. Tout le vocabulaire classique de la passion est porté à son point extrême dans ce célèbre passage.

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée

Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,

Mon repos, mon bonheur semblait s'être affermi,

Athènes me montra mon superbe ennemi.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.

Par des vœux assidus je crus les détourner :

Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;

De victimes moi-même à toute heure entourée,

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée,

D'un incurable amour remèdes impuissants !

En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :

Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,

J'adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse,

Même au pied des autels que je faisais fumer,

J'offrais tout à ce Dieu que je n'osais nommer.

Je l'évitais partout. O comble de misère !

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

Contre moi-même enfin j'osai me révolter :

J'excitai mon courage à le persécuter.

Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,

J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ;

Je pressai son exil, et mes cris éternels

L'arrachèrent du sein et des bras paternels.

Je respirais Œnone, et depuis son absence,

Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence.

Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,

De son fatal hymen je cultivais les fruits.

Vaine précautions ! Cruelle destinée !

Par mon époux lui-même à Trézène amenée,

J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :

Ma blessure trop vive a aussitôt saigné,

Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :

C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.

J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;

J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

Source : Jean Racine, Phèdre, acte I, scène 3, 1677 (extrait)



Pour citer l'article : « Phèdre, de Jean Racine (extrait) : « Mon mal vient de plus loin » », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL : http://junior.universalis.fr/document/phedre-de-jean-racine-extrait-mon-mal-vient-de-plus-loin/

Ce document est lié à l'article RACINE, Jean (1639-1699)