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Le Malade imaginaire, de Molière (extrait) : maladie et bouffonnerie

Dernière pièce de Molière, Le Malade imaginaire (1673) est une satire du monde médical. Pour délivrer son maître Argante, obsédé par l'idée de maladie, la servante Toinette entreprend de le « guérir » en se déguisant en médecin et, surtout, en parlant le langage de la médecine.

TOINETTE : Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.
ARGAN : Cela est admirable !
TOINETTE : Vous ne trouverez pas mauvais, s’il vous plaît, la curiosité que j’ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes ; et votre réputation, qui s’étend partout, peut excuser la liberté que j’ai prise.
ARGAN : Monsieur, je suis votre serviteur.
TOINETTE : Je vois, Monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j’aie ?
ARGAN : Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-sept ans.
TOINETTE : Ah, ah, ah, ah, ah ! j’en ai quatre-vingt-dix.
ARGAN : Quatre-vingt-dix ?
TOINETTE : Oui. Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.
ARGAN : Par ma foi ! voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans.
TOINETTE : Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et défluxions, à ces fiévrottes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance : de bonnes fièvres continues avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine : c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes, et l’envie que j’aurais de vous rendre service.
ARGAN : Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.
TOINETTE : Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ahy, je vous ferai bien aller comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l’impertinent : je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?
ARGAN : Monsieur Purgon.
TOINETTE : Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?
ARGAN : Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.
TOINETTE : Ce sont tous des ignorants : c’est du poumon que vous êtes malade.

Source : Molière, Le Malade imaginaire, acte III, scène 10, 1673 (extrait)



Pour citer l'article : « Le Malade imaginaire, de Molière (extrait) : maladie et bouffonnerie », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL : http://junior.universalis.fr/document/le-malade-imaginaire-de-moliere-extrait-maladie-et-bouffonnerie/

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