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L’Ingénu, de Voltaire (extrait)

Ce document est lié à l'article «  VOLTAIRE (1694-1778)  ».

Avec L’Ingénu, son dernier conte philosophique, Voltaire relate les péripéties d’un jeune Huron arrivé du Canada. Adopté par l’abbé de Kerkabon et sa sœur, installés près de Saint-Malo (en Basse-Bretagne), le jeune homme, rapidement baptisé, s’éprend de celle qui devient sa marraine, mademoiselle de Saint Yves. Il souhaite l’épouser, mais la religion catholique l’interdit. Dans cet extrait, l’écrivain propose une satire de la cour de Versailles. À travers le regard étonné de cet étranger ne connaissant pas les mœurs et codes, le comportement de chacun apparaît dans tout son ridicule.

L'Ingénu débarque en pot de chambre dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l’amiral anglais. Il les traita de même, il les battit ; ils voulurent le lui rendre, et la scène allait être sanglante, s’il n’eût passé un garde du corps, gentilhomme breton, qui écarta la canaille. Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme ; je suis le neveu de monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne ; j'ai tué des Anglais, je viens parler au roi ; je vous prie de me mener dans sa chambre. Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu'on ne parlait pas ainsi au roi, et qu’il fallait être présenté par monseigneur de Louvois. – Eh bien ! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira chez sa majesté. Il est encore plus difficile, répliqua le garde, de parler à monseigneur de Louvois qu'à sa majesté ; mais je vais vous conduire chez M. Alexandre, le premier commis de la guerre ; c’est comme si vous parliez au ministre. Ils vont donc chez ce M. Alexandre, premier commis, et ils ne purent être introduits ; il était en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. Eh bien ! dit le garde, il n’y a rien de perdu ; allons chez le premier commis de M. Alexandre ; c’est comme si vous parliez à M. Alexandre lui-même.


Le Huron tout étonné le suit ; ils restent ensemble une demi-heure dans une petite antichambre. Qu’est-ce donc que tout ceci ? dit l’Ingénu ; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci ? Il est bien plus aisé de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais, que de rencontrer à Versailles les gens à qui on a affaire. Il se désennuya en racontant ses amours à son compatriote. Mais l’heure en sonnant rappela le garde du corps à son poste. Ils se promirent de se revoir, le lendemain, et l’Ingénu resta encore une autre demi-heure dans l'antichambre, en rêvant à mademoiselle de Saint Yves, et à la difficulté de parler aux rois et aux premiers commis.

Source : Voltaire, L’Ingénu, chap. 9, 1767 (extrait)

Pour citer ce document

Encyclopædia Universalis. L’Ingénu, de Voltaire (extrait) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )